Injecter du vivant dans les compositions

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Injecter du vivant dans les compositions François Sarhan in Telegrams from the Nose, Courtesy of the artist
Anne Payot-Le Nabour

Conversation avec François Sarhan
Propos recueillis par Anne Payot-Le Nabour

Anne Payot-Le Nabour : Un compositeur sur scène dans sa propre oeuvre en train de déclamer du Daniil Harms, ce n’est pas si courant…

François Sarhan : J’ai en effet toujours eu la volonté de faire autre chose que ce que je savais ou que j’avais l’habitude de faire, ou même de ce qu’un certain milieu ou une certaine tradition attendait de moi. D’où le fait de ne pas adhérer aux pensées communes, ces grands fantasmes romantiques que sont l’idée de langage musical, de carrière, de spécialisation, d’artiste.

APLN : Cet appétit pour de multiples domaines vous a amené à collaborer avec William Kentridge. Comment la rencontre a-t-elle eu lieu ?

FS : Nous nous sommes rencontrés en 2006 par l’intermédiaire de l’ensemble Ictus. En plein travail sur Le Nez de Chostakovitch, il avait accumulé beaucoup de matériel vidéo qu’il ne comptait pas utiliser dans sa mise en scène mais qu’il souhaitait malgré tout exploiter. Il a donc eu l’idée d’un petit spectacle – qui à l’époque ne s’appelait pas encore Telegrams from the Nose – à partir de ce matériel et de la même constellation de thèmes. Il cherchait quelqu’un pour faire des arrangements de la musique de Chostakovitch. Je lui ai tout de suite mentionné le fait que les descendants s’opposeraient très certainement à cette démarche, ce qui s’est en effet passé, et au fil de nos discussions, nous sommes arrivés au constat que, puisque je comprenais les enjeux du projet, je pourrais remplir la fonction de compositeur. Même si la pièce demeurait étroitement liée au Nez, j’ai produit quelque chose sans rapport direct avec Chostakovitch. Je suis ainsi parti en Afrique du Sud travailler plusieurs semaines : nous avons répété ensemble, je testais beaucoup de choses avec lui et de fil en aiguille, je me suis retrouvé à réciter du Daniil Harms – qui présente d’ailleurs un parallèle certain avec le monde absurde et satirique développé par Gogol – et à être moi-même performeur, en plus de composer la musique. Cela n’était pas prévu au départ mais s’est révélé très fructueux.

APLN : Comment l’idée d’adjoindre O Sentimental Machine à Telegrams from the Nose est-elle née ?

FS : Avec Telegrams from the Nose, nous avons conçu une pièce de trente minutes et la difficulté, depuis que nous la donnons, a toujours été de trouver un complément de programme adapté, même si William Kentridge l’a toujours considérée en tant que telle – bien évidemment, il ne s’agit pas de faire trente minutes supplémentaires sous prétexte que les salles de concert proposent des spectacles d’une heure ! Sous l’impulsion de Lydia Rilling, la directrice artistique de rainy days, et inspiré par l’exposition rétrospective organisée au Mudam, j’ai rappelé William Kentridge. Il m’a alors proposé O Sentimental Machine, son film mettant en scène Trotski, qui n’existait pas quand a été créé Telegrams from the Nose et qui constitue un parfait contrepoint.

APLN : O Sentimental Machine n’est toutefois pas la seule composante de ce second volet…

FS : Il y a en effet deux autres films. Le premier, La Révolution interplanétaire, de 1924, est un film d’animation soviétique décrivant de façon assez propagandiste la libération de l’univers des capitalistes grâce à l’héroïsme du camarade Komintern : des fusées envahissent l’espace et propagent l’idéologie soviétique. C’est un mélange d’animation assez échevelée et de discours faussement naïf – la naïveté, dans ce domaine, étant à prendre avec précaution dans la mesure où les doubles voire triples sens faisaient déjà partie intégrante du discours –, de science-fiction et de propagande communiste. Enfin, le troisième matériel utilisé sera des images d’archives de l’enterrement de Staline. Au moment de son décès en 1953, toute une armée de caméramans et de cinéastes a été dépêchée aux quatre coins du pays afin de filmer la mort du « Petit Père des peuples ». Les images sont d’une grande force : on y voit des processions de gens en pleurs, des paysans agenouillés dans des champs, des portraits gigantesques de Staline dressés sur les immeubles, des grues qui s’arrêtent lentement ou des navires dont les pavillons sont en berne. Je vais en faire un montage de cinq minutes environ qui complètera cette première partie.

François Sarhan in Telegrams from the Nose, Grand Théâtre de la Ville de Luxembourg, 2020 © Photo: Alfonso Salgueiro

APLN : Tout au long du spectacle, vous êtes donc sur scène. Que cela vous apporte-t-il ?

FS : Les compositeurs prennent assez peu part à leurs oeuvres, sauf quand ils dirigent ou jouent du piano, même si cela évolue avec la jeune génération. Mais dans ma génération et les précédentes, la mentalité demeure très romantique : un compositeur ne s’incarne que par son oeuvre. On peut y voir le reflet des cloisonnements caractéristiques (et pas forcément volontaires) de la musique à partir des années 1950, entre compositeurs et public, interprètes et compositeurs. J’ai moi-même grandi dans une coupure entre le compositeur et l’interprète lorsque j’écrivais des musiques très complexes en laissant les musiciens se débrouiller avec. Ce système repose selon moi sur un dialogue de sourds et se nourrit de l’espoir que l’oeuvre survivra quoi qu’il arrive. À ma petite échelle – car je n’ai ni l’ambition ni les capacités de révolutionner la musique contemporaine – je me suis dit qu’il était important de réinjecter du vivant dans les compositions et les performances de ma musique. J’ai donc décidé de « mouiller ma chemise » au moment où la musique était jouée, en l’interprétant ou en parlant.

J’ai commencé à être sur scène aux côtés d’Ictus en 2006 avec ma pièce L’Nfer, un point de détail dont j’avais aussi écrit le texte reposant sur la narration d’une anecdote qui m’était arrivée l’année précédente à Londres. Être sur scène relève pour moi d’une question d’incarnation, d’une façon d’envisager les choses de manière plus globale. Je ne veux pas être seulement l’auteur d’une partition qui pose des problèmes à jouer et rende le public perplexe ; je suis aussi un corps, une voix. Être parmi les musiciens, parler ou incarner la musique permet de me responsabiliser, de légitimer mes choix : la contrainte est d’écrire quelque chose que je dois être moi-même capable de réaliser. J’ai appris à être moins perfectionniste techniquement, mais à intégrer l’imprévu, l’erreur, le contingent, bref des valeurs que ma conception alors rigide excluait d’office. Je ne prétends pas détenir de solution mais j’entends ainsi combler ce que je ressens comme un vide.

François Sarhan and Ictus in Telegrams from the Nose, Grand Théâtre de la Ville de Luxembourg, 2020 © Photo: Alfonso Salgueiro

APLN : Parlez-nous de l’effectif incluant notamment des instruments comme le violon et le violoncelle Stroh.

FS : Les instruments Stroh sont des instruments à cordes dénués de corps de résonance en bois, mais munis d’un pavillon en métal. Ils sont apparus au début du 20e siècle et sont donc contemporains de la période historique que nous traitons. Ils correspondent au développement du micro et de l’enregistrement, et constituent une bonne métaphore du futurisme russe. Non que le futurisme ait eu affaire aux instruments Stroh mais il a véhiculé un enthousiasme pour la technologie et le développement industriel, incarné aussi par ces instruments. D’autre part, leur côté parodique, grinçant, un peu cassé, reflète cette utopie déjà brisée sous Staline. En effet, les Stroh sont les parents pauvres des instruments classiques, sans aucune valeur commerciale, avec un son davantage adapté à la musique populaire et de plein air. Dans la première partie, nous avons aussi fait appel au musicien Matthieu Metzger pour construire des instruments électroniques, de petits synthétiseurs faits maison joués sur des boîtes qu’il a fabriquées. Cela rejoint l’idée d’utopie oubliée, de bricolage enthousiaste, une manière de communiquer au public que la technologie est toujours liée à la politique et à l’industrie, et que tout peut disparaître au gré des aléas de l’Histoire, de la géopolitique ou des intérêts économiques.

APLN : Quels rapports le texte, la musique et les images entretiennent- ils dans ces pièces ?

FS : Si la synchronisation est un souci constant dans le rapport de la musique à l’image, William Kentridge aspire plutôt à une sorte de processus parallèle, avec une attention particulière aux types d’émotions portées par la musique. Aucune section de musique et de film ne coïncide directement. Il ne s’agit en aucun cas d’illustrer, contrairement à ce qui se pratique dans la musique de film commerciale traditionnelle où le son duplique le film. Nous avons souhaité assouplir ce principe de synchronisation sans toutefois le dissoudre, en cherchant, non pas la contradiction, mais la complémentarité.

APLN : Le festival rainy days, dans le cadre duquel était également présenté Telegrams from the Nose, aborde cette année le thème des rencontres. Sous quels aspects selon vous cette soirée s’inscrit-elle dans ce thème ?

FS : Le mot « rencontre » trouve énormément d’écho dans notre spectacle, qu’il s’agisse de ma rencontre avec William Kentridge, de celle de l’image et de la musique, de la rencontre entre deux artistes d’aujourd’hui et le futurisme russe des années 1920/30. Je pense plus généralement que dès qu’il y a collaboration en art, il y a rencontre. C’est une condition de l’art.

APLN : Les rencontres sont toutefois rendues difficiles ces derniers temps du fait de la pandémie de coronavirus. Vous êtes l’auteur d’une Encyclopédie au contenu imaginaire signé du Professeur Glaçon. Que penserait-il de la situation que connaît actuellement le milieu musical ?

FS : Je crois que le Professeur Glaçon proposerait des solutions alternatives de communication entre les gens. Peut-être dirait-il que la Covid n’existe pas ou plutôt qu’elle a toujours existé. Cependant, l’une des caractéristiques du Professeur Glaçon est qu’il n’explique pas, malheureusement, et je serais donc bien en peine de vous éclairer sur ce qu’il a voulu dire par là. Je ne souhaite pas travestir sa pensée et je pense que vous m’en saurez gré (rire)

Texte publié pour la première fois dans le programme de salle de Telegrams from the Nose donné le 12.11.2020 au Grand Théâtre de la Ville de Luxembourg.

Anne Payot-Le Nabour est Programme Editor à la Philharmonie Luxembourg depuis 2015. Après des études en littérature, allemand et musicologie, elle a travaillé pour Les Musiciens du Louvre et le Festival d’Aix-en-Provence, tout en exerçant une activité de rédactrice indépendante pour différentes maisons d’opéra.