La musique comme « Tummelplatz »

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La musique comme « Tummelplatz » The Refusal of Time, 2012, Five-channel video installation, Courtesy of The Metropolitan Museum of Art, New York
Stéphane Ghislain Roussel

« La musique lie et délie le sonore, la musique lie et délie les corps, la musique lie et délie les passions, la musique lie et délie les pensées, la musique lie et délie les hommes. »(1)

De la miniature filmique au grand opéra, c’est peu de dire que la musique joue un rôle central dans l’oeuvre de William Kentridge. La richesse des genres musicaux employés fait résonner la variété de ses modalités d’emplois. Si l’étendue d’une palette acoustique aussi vaste est rare dans la production visuelle d’un même artiste, elle l’est d’autant plus qu’elle impacte, dans une sorte d’aller-retour, tant sur le sens de ses images, qu’elle révèle autrement le pouvoir effectif et métaphorique de la musique. Les chants traditionnels ou les hymnes populaires d’Afrique du Sud, le répertoire lyrique du classique au moderne, le jazz, des pièces originales de compositeurs tels que Philip Miller (complice de longue date), des partitions expérimentales et le bruit sous toutes ses formes, constituent les catégories d’un univers sonore qui déjoue dans sa distribution toute hiérarchisation. Observée à travers la focale d’un art total, résumant le travail pluridisciplinaire de l’artiste sud-africain, la musique constitue à la fois un pilier de la construction poétique, mais également un miroir, un prisme grossissant. Et si dans ce corpus, l’opéra apparaît comme la forme la plus monumentale, il n’en est pas pour autant le symbole d’une suprématie du genre. Observée à grande échelle, cette « dé-hiérarchisation » des types et des emplois musicaux converge, tant d’un point de vue de la réalisation que de ses capacités expressives, vers un des aspects les plus forts, caractérisant l’oeuvre tout entière de William Kentridge : la puissance de liberté qu’elle convoque et restitue.

« Il y a rarement du silence à l’atelier. »

À la question de la présence de la musique dans son lieu de création, William Kentridge répond en disant « qu’elle agit comme une sorte d’énergie au début d’un travail »(2), et que bien souvent, le moment parfois long à choisir quelle musique mettre dans le studio fait partie de « cette procrastination productive »(3) au début de la journée. Ainsi, elle agit comme une impulsion, un élan. Cet élan est central dans le processus créatif de l’artiste. L’élan de la main sur la feuille, donnant le coup d’envoi au geste pour entamer et poursuivre le dessin. Celui de la marche méditative dans l’atelier, et de la pensée qui vagabonde et trouve son chemin dans une forme et un rythme. Un rythme qui sert à agencer le mouvement dans le film, lui-même étant un enchevêtrement d’images vivant selon une certaine temporalité. Étonnamment, l’artiste dit ne pas avoir le rythme dans la peau, ainsi « il est incapable de garder le beat lorsqu’on lui donne un tambour et des baguettes ». Pourtant, s’il « ne chante pas non plus juste », le sens rythmique dans ses créations visuelles est indéniable. Le traitement de la temporalité, dans toutes ses différentes variations de vitesse et d’application, est une des caractéristiques de ses grands ensembles, faites de multiples projections, où la procession − une sorte de défilé où le rythme d’un groupe relate le sens d’une communauté − est un leitmotiv. Cette temporalité et le rythme feront à part entière l’objet d’une vaste réalisation, à la fois installation muséale et performance-installation. Née de la rencontre avec Philip Miller et d’une série d’échanges avec l’historien des sciences Peter Galison, The Refusal of Time (Le Refus du temps) en 2012, explore dans toutes les directions et sous la forme d’un work in progress mêlant la musique, des lectures, la danse, des vidéos, des dessins et des performances, les questionnements de Kentridge sur le temps. Comme bien souvent chez lui, les passages entre l’atelier, le white cube et la scène se font de manière décloisonnée et fluide, à l’image de son rapport au dessin : « Drawing for me is about fluidity » (Dessiner pour moi est une question de fluidité)(4). Au centre du dispositif polysensoriel, deux éléments servent de pivots : le corps humain considéré comme une sorte d’horloge, et le métronome, objet à mi-chemin entre « l’horloge et la musique, donnant la pulsation, elle-même émanant ou se rapprochant de celle du coeur »(5). Pièce sur la fragmentation de la vie et une certaine futilité de l’être face à son pouvoir de modifier le cours des choses, The Refusal of Time dépasse au final la question de la forme spatio-temporelle pour interroger au sens politique, notre capacité directe ou illusoire à changer le monde.

La musique comme vecteur d’un art total

Au refus du temps, fait écho un certain refus du poids de l’histoire des arts, du moins en terme de poïétique. C’est connu, William Kentridge a suivi une formation artistique en Afrique du Sud, à une époque, où comme il le déclare lui-même, « une grande partie de ce qui était contemporain en Europe et en Amérique au cours des années 1960 et 1970 [lui] paraissait lointain et incompréhensible. Même si les images [lui] sont devenues familières grâce aux expositions et aux publications, les impulsions derrière l’oeuvre ne faisaient pas le saut transcontinental »(6). On est susceptible de penser que sa perception de la musique dite « classique » a suivi le même chemin (quoique venant d’une famille de grands mélomanes et entretenant une relation complexe avec les répertoires allemand et autrichien). Celui d’une connaissance à la fois ressentie mais en permanent questionnement, et comme départie de l’emprise de règles dictées par la lourdeur académique. « L’art qui semblait le plus immédiat et le plus local datait du début du 20e siècle, alors qu’il semblait y avoir encore de l’espoir pour la lutte politique. »

William Kentridge in Ursonate, Harlem Parish, Performa, New York, 2017  © Photo: Paula Court

Que William Kentridge réponde favorablement à l’invitation de mettre en scène de l’opéra, un type de spectacle aussi réglé et lesté par le passé, peut paraître dès lors étonnant. Objet d’attraction de nombreux plasticiens contemporains(7), l’opéra est en fait, à y regarder de plus près, dans son ampleur et ses possibles, le lieu de singulières corrélations entre musique, récit et sens politique. De Il ritorno d’Ulisse de Claudio Monteverdi conçu en 1998 avec la Handspring Puppet Company au Wozzeck d’Alban Berg en 2017, William Kentridge réalise plusieurs mises en scène d’opéra − créant également les décors et costumes − montrant le geste fédérateur d’un plasticien, également acteur de formation, et qui parvient en gérant tous les paramètres du spectacle de manière aussi imbriquée, à questionner le(s) concept(s) d’art total. Ulisse, Die Zauberflöte, The Nose, Lulu ou Wozzeck, autant d’oeuvres qui en appellent chacune à une forme de liberté, qu’elle soit individuelle, sociale, et même cryptée avec Dmitri Chostakovitch, dont on connaît les liens compliqués entretenus avec le régime soviétique. La musique joue dans cette plateforme de présence à la fois simultanée et enchevêtrée des disciplines, un rôle central, puisque la dramaturgie globale du spectacle − qu’elle soit textuelle, visuelle ou corporelle − dépend de la trame sonore et de sa temporalité. Ici encore, le travail de Kentridge s’opère par une utilisation de l’histoire de l’art comme d’un réservoir iconographique. Dans The Nose (Le Nez) de Dmitri Chostakovitch, présenté au Metropolitan Opera de New York en 2010, l’univers constructiviste − de Rodchenko, Tatlin et El Lissitzky − sert de point de mire. Dans Lulu, un opéra « sur la fragmentation du désir »(8), Kentridge produit grâce à différentes techniques, un nombre considérable de dessins, à l’esthétique sombre et chargée d’expressionnisme, qui illustre la permanente déchirure dans la persona de la figure centrale. Cette constante superposition, agglomération ou du moins prise en compte des références historiques de toute sorte, met précisément en lumière et de façon assez unique chez un artiste s’emparant de la scène lyrique, un des aspects les plus profonds du genre, son caractère « palimpsestique ». « Wozzeck est un paradigme de palimpseste, une sorte de Janus musical qui regarde simultanément en direction du passé et de l’avenir, faisant du présent la pointe acérée de l’innovation dramaturgique. Il suffit de gratter la couche supérieure des partitions d’opéras de Berg − Wozzeck (1925) et Lulu (1937), donc − pour y découvrir la trace d’une spectralité historique. »(9) Dans sa grande forme, l’approche de Kentridge de l’opéra participe de plus d’une recherche de synergie des médiums, qui met au coeur de l’ensemble, l’expressivité et le mouvement du corps des interprètes, dans son lien direct avec la ligne musicale, sans pour autant opérer comme un chorégraphe (l’une des grandes tendances de la mise en scène lyrique de ces deux dernières décennies). L’apprentissage chez Jacques Lecoq − que l’artiste considère d’ailleurs comme l’expérience la plus déterminante de sa formation artistique − trouve ici toute son application. Lorsqu’il met en scène La Flûte enchantée de Wolfgang Amadeus Mozart en 2005, il fait du plateau, à la fois la boîte noire d’un appareil photo et une surface de doubles projections, la métaphore de la transformation du monde par la connaissance et le ressenti. Mais, de plus, le mouvement des dessins projetés est comme animé par les chanteurs eux-mêmes, qui donnent à travers leurs gestes en synchronicité avec la partition, l’élan aux courbes du tracé des dessins, conférant à l’ensemble un caractère d’unité quasi symbiotique. Ce travail marque certainement un jalon dans les rapports entre musique et image.

Ursonate

Parmi les différentes modalités comparatives et analogiques, des rapports entre le visuel et le sonore, une des qualités qui revient, en particulier chez les avant-gardes, est la nature volatile de la musique. Ainsi, au moment des grands bouleversements de la modernité, la singularité du caractère impalpable des sons, prétendument immatériel et donc comme autrement malléable, sert de référent et de modèle émancipatoire.(10) À cette même époque, les artistes dada, probablement la plus grande référence pour Kentridge, créent des oeuvres qui déjouent dans un mouvement explicitement anti-bourgeois les règles académiques. L’esthétique du collage − matricielle chez William Kentridge − fait des « Poésures et peintries », grâce à des liens entre typographie ou lettrage et signifiant acoustique, un terrain de jeux déchargé de toutes convenances. Le Futurisme et son manifeste L’Arte dei rumori,(11) accorde au son considéré jusqu’alors comme « impur », celui du bruit, un potentiel et des qualités sonores inédites. Enfin, quelques décennies plus tard, John Cage, fils spirituel de Marcel Duchamp, autre « sorte » de Dada, défendra quant à lui, une musique départie de toutes contraintes signifiantes ou narratives : « Je n’ai pas besoin qu’un son me parle, me raconte quelque chose. »(12) Les propriétés conférées à la musique et aux sons par les premiers, et la croyance du dernier, éclairent de manière différente un même sujet, éternel débat sur lequel la musicologie ne s’est pas tout à fait accordée : la musique est-elle un langage ?

William Kentridge brasse dans son univers toutes ces références historiques. Au-delà de la place centrale du rythme, axe horizontal de l’art des sons, et de la musique comme élément fédérateur de son univers interdisciplinaire, la question du signifié et les vertus de la musique comme porteuse d’un message, acquièrent également un rôle inédit.

« Je crois que la musique est l’un des éléments du studio, un des médiums, l’un des supports par lesquels on peut penser. […] Il existe évidemment un lien profond entre la musique et les émotions et il y a des choses qui ne peuvent pas être dites directement dans le langage sans qu’elles sonnent sentimentales. […] L’un des grands avantages de la musique est qu’elle est libérée des contraintes d’un positivisme logique, ce qui ne veut pas dire qu’elle soit libérée du fardeau de la connaissance ou de la vérité, mais elle fonctionne différemment. Elle ne veut pas essayer de trouver un équivalent à un argument écrit. »(13)

En ce sens, sa conception de la musique comme hypothétique « langage » est assez classique. Mais son utilisation déplace un enjeu sémiotique. Nous l’avons dit au début de ce texte, William Kentridge, entre autres dans sa collaboration avec Philip Miller − sorte de maître du métissage culturel sonore −, mêle dans un geste propre aux dadaïstes, des univers qui se rencontrent rarement, jusqu’à une forme d’iconoclash sonore. On songe ici dans The Head & the Load, à la scène où Joanna Dudley imitant avec un saisissant et effrayant réalisme et une virtuosité vocale unique, des cris d’aigle sur un air célèbre de Fritz Kreisler, interprété en direct au violon, le Liebesleid, emblématique partition du postromantisme viennois et symbole de la fin d’un empire ou d’une apocalypse à la fois joyeuse et nostalgique. Au centre du spectacle − vaste réflexion sur la Première Guerre mondiale − c’est la Ursonate de Kurt Schwitters qui sert de métaphore de l’incohérence à la fois ubuesque mais aussi inhumaine de ce qu’on a fait croire, imposer au peuple noir d’Afrique du Sud. Tramant de part en part le spectacle et une longue procession de marcheurs, qui portent en quelque sorte le poids de l’injustice du monde, William Kentridge et Philip Miller replacent au coeur de cet univers musical, le chant de ceux à qui on a ôté la voix, violenté et dérobé la vie. Dans la sincérité qui caractérise cet acte collectif, ils remplacent, sans pathos, le silence des « êtres silenciés » par la musique qui est la leur, par leurs voix et son grain. La liberté dans l’emploi qui s’apparente à une Tummelplatz(14) révèle en miroir la liberté qui est chantée. Et si la musique n’est pas forcément un langage au sens théorique, elle se fait ici le témoignage sensible et impactant d’une mémoire, de vies et donc d’une réalité que William Kentridge n’a de cesse de montrer avec poésie et engagement, et en quelque sorte d’aider à réparer.

Une fantaisie
Une chose fanfan
La juste chose saisie
Le monde a besoin de tendances nouvelles en poésure et peintrie
Les vieilles camelotes ne peuvent plus mentir
Mes Muses doivent fanfanter, si l’humanité veut survivre
[…](15)

Texte extrait du catalogue William Kentridge, co-édité par Flammarion, le LaM − Lille Métropole Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut et le Kunstmuseum Basel, à l’occasion de l’exposition William Kentridge. Un poème qui n’est pas le nôtre (LaM, 2020). Reproduit avec l’aimable autorisation des éditeurs et de l’auteur.

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Violoniste et musicologue de formation, de nationalité belgoluxembourgeoise, Stéphane Ghislain Roussel (1974) mène une carrière freelance de metteur en scène, de dramaturge et de commissaire d’exposition, après avoir travaillé de nombreuses années à Paris, au Musée de la musique, au Centre Pompidou et au Musée du Louvre. Ses créations, telles que Monocle (2010), Golden Shower (2013), Le Cri du lustre (2015), La Voce è mobile (2017), Drawing on Steve Reich (2019) ou Snowball (2019) et de nombreuses performances, présentées en Europe, portent plus précisément sur les rapports entre la musique, les arts visuels et le corps, l’opéra y jouant un rôle central. Il est fondateur et directeur artistique du bureau de création luxembourgeois PROJETEN, où les questions d’interdisciplinarité et d’écosystème constituent des axes majeurs. Récemment, il a été commissaire de l’exposition « Opéra Monde, la quête d’un art total » présentée au Centre Pompidou-Metz.

 

1 Bernard Sève, L’Altération musicale, Paris: Seuil, 2002, p. 148.
2 Citation extraite d’un entretien fait en anglais avec l’artiste depuis son atelier, sous forme d’enregistrement, en septembre 2019. Traduction de l’auteur.
3 Ibid.
4 William Kentridge, entretien avec Carolyn Christov-Bakargiev, in William Kentridge, sous la dir. de Dan Cameron, Londres, New York: Phaidon Press, 1999, p. 8. Traduction de l’auteur.
5 William Kentridge, The Refusal of Time, Louisiana Museum Channel, 2017, https://vimeo.com/212907506, visionné le 5 octobre 2019.
6 Carolyn Christov-Bakargiev, op. cité, p. 10. Traduction de l’auteur.
7 Voir Opéra Monde, la quête d’un art total, exposition et catalogue sous la direction de Stéphane Ghislain Roussel, Centre Pompidou-Metz, 21 juin 2019 − 27 janvier 2020, catalogue en co-édition Centre Pompidou Metz−RMN.
8 William Kentridge, vidéo de présentation de l’opéra sur le site du Metropolitan Opera, https://www.metopera.org/discover/video/?videoName=william-kentridge-on-his-new-production-oflulu&videoId=4065349219001, visionnée le 15 octobre 2019.
9 Danielle Cohen-Levinas, « Composer dans la forme du temps. L’exception lyrique », in Opéra Monde, la quête d’un art total, op. cité, p. 20.
10 Dans la fameuse Correspondance, Wassily Kandinsky répète à maintes reprises à Arnold Schönberg à quel point il envie le compositeur de s’adonner à un art aussi libre et déjà parvenu aussi loin dans son rapport entre consonance et dissonance.
11 Luigi Russolo, L’Arte dei rumori [L’Art des bruits], 1913.
12 John Cage, in Écoute (1992), réalisé par Anne Grange et Miroslav Sebestik, https://www.youtube.com/watch?v=H-Xy-gAaOzw, lien consulté le 8 octobre 2019.
13 Voir note 2.
14 Lieu où les gens aiment particulièrement rester, où ils se sentent à l’aise, libres de se dévoiler et de se comporter en fonction de leurs besoins. En psychanalyse : place, terrain ou aire de jeux.
15 Pin de Raoul Hausmann et Kurt Schwitters, cité in Marc Dachy, « L’Ursonate de Kurt Schwitters. Des ‹ tendances nouvelles en poésure et peintrie › : du ‹ poème-affiche › de 1918 à la poésie présyllabique de la ‹ Sonate de sons primitifs › », in Revue Po&sie, 2016/1, N° 155, p. 129.