De la télégraphie nasale
ZurückDe la télégraphie nasale ou ne craque pas qui veut
− Des télégrammes, dites-vous… Qui peut bien encore envoyer des télégrammes ?
− Le Nez, Monsieur.
− Ces « Télégrammes » ne sont pas un opéra, pas même plusieurs mis bout à bout. Je dirais, comme ça à première vue (car oui je les ai vus, sinon lus), qu’il s’agit de morceaux d’écritures, et plus précisément encore de scènes d’écritures.
− Comment cela ? Et que faites-vous des personnages ? Ce Nez que l’on voit traverser l’écran de gauche à droite et de droite à gauche, et même monter un escalier. Ce Boukharine qu’on entend vainement se défendre contre des accusations grotesques. Et Bobok enfin, Bobok, l’omniprésent Bobok !
− Oui bien sûr, des noms sont prononcés, des figures se dessinent, des histoires sont évoquées, de loin, de loin en loin, et sans insister, de sorte qu’aucune trame d’ensemble ne puisse se saisir de tous ces détails. J’affirme que le sujet de ces « Télégrammes », ce que dit déjà ce mot curieux si vous y prenez garde, c’est l’écriture, sa mise en scènes (au pluriel car il y a plusieurs scènes comme vous avez dû le remarquer) : en un mot la « dissémination-scénique-des-écritures ».
− Quel long (et gros) mot. Moi, j’y hume Saint-Pétersbourg, la ville du Nez, de Bobok, d’Andréï Biély et de Daniil Harms, cette ville cerveau où chaque pas vous projette dans une autre vie et sur une autre strate de la réalité, où votre identité vacille à chaque carrefour, où dans des voitures hermétiquement closes circulent sans s’arrêter les fantômes du passé…
− Joliment dit. Moi aussi, sachez-le, j’y entends les murmures de cette ville, fragments de textes, de récits, de voix et d’ambiances, envoyés depuis une poste restante par voie télégraphique. La ligne est mauvaise, la transmission s’interrompt STOP reprend STOP et c’est déjà STOP une autre scène STOP d’autres figures STOP que l’on voit se former sous STOP les mains STOP du télégraphiste.
− Vous n’êtes pas drôle !
− C’est l’opéra qui n’est pas drôle. Cet art total qui se contente de raconter des histoires. Une telle débauche de moyens (un orchestre dans une fosse spécialement conçue et des chanteurs, des danseurs, des acteurs sur une scène et des décors, des lumières, des costumes…) pour faire quoi ? Nous conter pour la énième fois une bluette éculée, fut-elle tragique. Ces « Télégrammes » au moins ne nous mentent pas. Ils ne sont pas aux ordres d’un récit. Ils batifolent librement.
− On n’y comprend rien… Forcément !
− Permettez-moi de ne pas relever et de reprendre là où j’aurais dû commencer. Ce que j’entends moi dans ce « Nez », ce sont des blocs d’écritures entrelacées : musiques, voix, gestes, animations, chacun tirant sa ligne et composant ensemble un moment entier, cohérent, spectaculaire.
− Et puis hop un autre moment chasse le premier.
− Précisément. Vous me comprenez !!! Il n’est jamais trop tard. L’important est que chaque moment se dessine (se construit littéralement) une scène différente. Certains se déroulent sur l’écran, et l’ensemble accompagne. D’autres se font une place dans l’ensemble, et l’un des musiciens devient récitant. D’autres encore creusent l’espace devant l’écran, où bondit tel un diable le compositeur-comédien. Etc. Tout fait scène : la musique où des bouts de personnages, de bruits, de voix, des choses diverses et hautement frappantes apparaissent, s’épuisent, reviennent ; l’écran déjà plein de signes, textes, images auxquelles viennent s’ajouter des ombres, mots, figures, morceaux de décor ; l’ensemble qui joue sur des instruments-qui-sont-des-accessoires-qui-sontdes-objets-d’art et d’où surgissent des acteurs-chanteurs-récitants.
− De mon point de vue, pour jouer correctement François Sarhan il faut comprendre les trois phases importantes qu’il y a dans chacune de ses oeuvres. Je les appellerai : 1. Accumulation, 2. Coupure, 3. Libre respiration.
− Et le procès me direz-vous (dites-moi si j’interprète mal votre pensée), oui, bien sûr, le procès, celui de Nikolaï Boukharine, qui traverse pour ainsi dire tous les « Télégrammes »… Ne serait-ce pas là le véritable sujet de ce qui pourrait bien être finalement un « opéra » ?
− Bien essayé, mais non. Ce procès n’est pas un sujet comme vous dites, il est (encore) une autre scène : on entend des voix (sans corps), quelques surtitres apparaissent sur l’écran, l’ensemble commente… Boukharine est un autre Bobok. Dans la Petrograd des années 1930, la réalité est feuilletée, opératique et les procès staliniens ne sont pas moins composés que les opéras de Chostakovitch, dont le fameux…
− Vous n’avez pas vu un cheval ?
− À quoi il ressemble ?
− Ben il ressemble à peu près à ça, avec un visage comme ça.
− Il galopait sur un archet ?
− Oui oui c’est ça, c’est bien lui ! Ah, pourquoi ne l’avez-vous pas attrapé ? Faut l’envoyer direct à la Guépéou… Il… Je ferais mieux de me taire.
− Oui c’est ça, taisez-vous, j’aimerais écouter…
− Pulsi poulsa boilaboume ! Je suis d’une manière générale toujours partisan d’un jeu plus fort et je préfèrerais écouter la musique pour piano sous l’instrument lui-même.
− … le craquement.
− Quel craquement ?
− Celui qui traverse et fêle l’opéra mais fêle autrement ces « Télégrammes », vous ne l’entendez pas ?
− Eh bien…
− On l’entend assez distinctement pourtant, ce qui est rarement le cas à l’opéra où l’on s’arrange toujours pour le dissimuler (plus ou moins bien). Et je ne parle pas de la grande fêlure qui sépare la musique de la scène et des arts scéniques, tous ces autres arts que l’opéra met en branle. Cette faille-là a été abondamment comblée et combien de fois ! C’est la tâche majeure, sans cesse reprise, jamais achevée des opératiciens de tous poils (et j’embrasse ainsi tous ceux qui de près ou de loin s’occupent de cette grande affaire).
− C’est là, à la 37e mesure, que s’achève la phase d’accumulation et que commence une nouvelle phase connue de certains compositeurs et en particulier de François Sarhan, – c’est la phase de coupure.
− Ici, cher Monsieur, on ne comble pas des fossés. Ici, télégraphiquement si je puis dire, on produit des craquements. Permettez-moi de prendre un exemple, trois exemples en fait, que j’extrais de cet opéra de Helmut Lachenmann que vous devez connaître au moins de nom, La Petite Fille aux allumettes. Il y a dans cet opéra trois craquements nettement audibles (RITSCH), aisément repérables sur la partition mais qui sont à mon avis impossibles à localiser. Je m’explique. Ce qui craque, à trois reprises, ce sont les allumettes de la petite marchande qui cherche à se réchauffer. Mais ce qui craque en fait c’est tout l’orchestre, immense allumette que l’on frotte tous ensemble et pont musical (harmonico-rythmique) vers autre chose, une autre scène. Car ce qui craque au fond c’est l’opéra tout entier : des trois fêlures que ces craquements produisent surgissent trois hallucinations, trois scènes de joie et de réconfort (le poêle qui ronfle, l’arbre de Noël aux mille bougies, la vieille grandmère qui nous emmène au paradis) d’où sortent comme du chapeau de Daniil Harms trois devenirs (et figures) possibles de la petite fille : la terroriste (Gudrun Ensslin), l’artiste (Leonardo da Vinci), la mort enfin de froid au petit matin sur un trottoir de Copenhague.
− L’homme représente ainsi la phase de coupure : les paumes fermement redressées, il coupe l’air devant lui en suivant des diagonales, et ce dans diverses directions.
− Et ça coupe et ça craque et se fêle à toute occasion dans ces « Télégrammes », je pense vous pensez bien au camarade Pushkov qui ne peut dire deux phrases sans être brutalement coupé d’un coup sur la tête, coup autant scéniquement feuilleté (son ombre sur l’écran le prend et Pushkov tombe) que musicalement varié (une belle et bonne musique de coups : « variations sur un coup » pourrait-on dire). Et encore ce n’est rien comparé à ce qui arrive aux « Télégrammes » eux-mêmes, coupés dans tous les sens avec toutes les paumes possibles, de haut en bas – on change de scène de décor de personnage de médium de musique d’une mesure à l’autre (la barre à peine franchie) ; de gauche à droite – on saute de l’écran à l’ensemble et de l’ensemble au comédien qui parle très fort et de celui-ci à son ombre sur l’écran et de son ombre au fond palimpsestueux sur lequel elle se détache et de ce fond aux autres voix qui viennent d’un peu partout et à son voisin qui arrive à dormir malgré tout ça… ; en diagonale – on essaye d’embrasser polyphoniquement horizontales (sauts) et verticales (coupures), on essaye de couper en sautant ou bien de sauter en coupant, les paumes fermement redressées, et tout cela bien sûr au bout du compte finit par…
− Taisez-vous ! J’ai créé le monde. On me craint. Moi aussi je n’ai cessé de chercher qui je pouvais bien torturer, à qui faire craquer les os. Et moi aussi sans trace.
Texte publié pour la première fois en allemand dans le catalogue du festival MaerzMusik 2010 et reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur.
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Parisien grandi en Normandie, heureux en philosophie, Bastien Gallet a très tôt écouté les musiques. Les a commentées et fait entendre à la radio, les a programmées au Festival Archipel à Genève. Avant cela, fonda avec un groupe d’ami.e.s la revue Musica Falsa, où sur toutes ces musiques on écrivait. Musica Falsa devint éditions MF et de rédacteur il passa éditeur. Il vécut à l’étranger. Il enseigne depuis son retour en France la philosophie dans des écoles d’art. Il s’intéresse aux sons, à l’art sonore, aux sons qui font oeuvre sans faire musique, à ce que les sons nous disent et à ce que la philosophie peut en dire. Il écrit des fictions et des livrets d’opéra, aimerait en écrire d’autres, est d’ailleurs en train d’en écrire d’autres.