Il ritorno d’Ulisse

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Il ritorno d’Ulisse Il ritorno d'Ulisse with Giovanna Pessi, Philippe Pierlot, Kaori Uemura, Colonna Preti, Rainer Zipperling, Eduardo Egüez, Daniel Zapico, Jeffrey Thompson and Hanna Bayodi, Courtesy of the artist
William Kentridge (2003)

Ulysse : le corps écartelé

Depuis quelques temps, je dessine et j’utilise dans mes films des images tirées de différentes techniques d’imagerie médicale. Cela va de la radio au scanner en passant par l’échographie et l’imagerie par résonance magnétique. Si ces images n’étaient pas le sujet des films ou des pièces où je les ai insérées, elles n’en étaient pas moins centrales. L’origine de ces images est double et doublement banale. Elles traînaient chez moi, dans les livres et magazines médicaux de ma femme. Je ne les ai pas cherchées, je suis plutôt tombé dessus.

Deuxièmement et tout aussi simplement, leur envie d’être dessinées était criante. Elles allaient au-devant de la création du dessin. Ce sont déjà des demi-dessins, réduites qu’elles sont au noir et blanc et aux nuances de gris. Les transitions troubles des radios, les marques discrètes d’une échographie, la clarté diagrammatique d’une IRM se traduisent, sinon sans effort, du moins très naturellement en équivalents sur papier au fusain. Les marques brutales et épaisses qu’il trace rappellent les points et traits d’une échographie. Un nuage de poussière de charbon est la translitération immédiate d’une radio. Reproduire ces images à la peinture à l’huile ou à la plume et à l’encre serait un acte de dissimulation.

Ulysse : un prologue

L’opéra Il ritorno d’Ulisse (Le Retour d’Ulysse dans sa patrie) reste très proche de Homère et raconte le retour d’Ulysse après la guerre de Troie, la façon dont il met en déroute les prétendants qui entourent Pénélope au palais d’Ithaque et ses retrouvailles avec sa femme. Ce qu’ont ajouté Monteverdi et son librettiste, Giacomo Badoaro, c’est un prologue au cours duquel les attributs de Fragilité Humaine, de Temps, de Chance et d’Amour débattent du sort d’Ulysse. C’est ce prologue, dont le thème central est l’humain dans sa vulnérabilité et non dans son héroïsme, qui m’a amené à monter cet opéra. Dans toute l’oeuvre, paroles comme musique oscillent sans cesse entre la confiance d’Ulysse, sûr de prévaloir, et son fatalisme qui lui assure que cela sera trop dur. Le prologue donnait le ton et établissait un corpus d’images du corps qui s’est retrouvé dans l’opéra.

Monter l’opéra a demandé à peu près un an − dont huit mois à faire des dessins et à monter un film d’animation. Sur la même période, Adrian Kohler de la Handspring Puppet Company a conçu et sculpté les marionnettes, Philippe Pierlot et moi avons raccourci l’opéra afin que les marionnettistes puissent tenir la longueur et que les thèmes de la vulnérabilité et de l’héroïsme, essentiels à la mise en scène, soient mis en valeur. Tout ceci fut suivi de mois de répétitions avec les marionnettistes à Johannesburg puis avec toute la troupe à Bruxelles.

Ce qu’on sait et ce qu’on voit

Pendant la préparation d’Ulisse, j’ai dû emmener mon neveu de cinq ans passer une radio du torse. Il a été placé debout devant la machine puis positionné correctement à l’aide d’un écran vidéo situé à côté de l’appareil. Sur l’écran, on voyait bouger son squelette, on voyait ses clavicules incroyablement fines et fragiles, la mince colonne de sa colonne vertébrale et dans la mâchoire, pas seulement ses dents mais aussi les dents d’adulte encore enchâssées dans l’os, attendant de surgir. La vulnérabilité et le processus de croissance comme un acte continu de transition. Cet écran rendait visibles ces choses que l’on sait. La vidéo ne montrait pas seulement l’intérieur d’un corps mais également une série de processus et d’associations généralement invisibles. (Ce va-et-vient entre ce qu’on voit et ce qu’on sait me semble être l’espace où travaillent les artistes visuels, les réalisateurs.)

Il ritorno d’Ulisse with Jason Potgieter and Adrian Kohler © Photo: John Hodgkiss

Mars − déjà vu, déjà fait

Ces images du corps qu’appelait le prologue de l’opéra, comme l’échographie, les radios, les IRM, les scanners, diffèrent des images externes du corps ou même des peintures anatomiques et photographies de dissection qui révèlent un corps. De par leur nature même, ce sont des images internes. Vous aurez beau la disséquer, vous ne trouverez jamais de référence mimétique sur une échographie. Ces images sont déjà des métaphores, un message venu d’un intérieur qu’on peut envisager mais jamais vraiment comprendre. Séparées de l’apparence, elles sont comme des rapports venus d’un endroit lointain et inconnu.

À l’inverse, par exemple, les photographies de Mars parvenues sur Terre l’an dernier sont remarquables de familiarité. Je connais Mars, c’est juste après Colesburg dans le désert du Karoo, à mi-chemin entre Johannesbourg et Cape Town. J’ai dessiné ce paysage. Ce ue Mars avait d’incroyable, c’est qu’il était tout près de chez moi. Par contraste, nos intérieurs sont une planète bien plus lointaine et bien moins familière à nos yeux. La familière traduction photographique entre l’image et le monde devenue inopérante, nous devons utiliser un autre code. Et c’est cette distance supplémentaire (qui résulte peut-être de la technologie des appareils d’imagerie − ce n’est pas mon propos ici) qui me semble être la grille de lecture la plus pertinente et précise pour éclairer notre rapport au corps.

Pasteur d’un boeuf récalcitrant

Nous avons un rapport malaisé au corps. John Updike dit que nous sommes « les bergers de nos corps, des bêtes aussi stupides, chauves, répugnantes que du bétail ». On les aiguillonne en espérant qu’ils ne vont pas soudain s’émanciper, sauter une barrière, s’aventurer sur l’autoroute. Ils nous appartiennent mais sont l’altérité. Machado de Assis, dans son merveilleux livre Mémoires posthumes de Brás Cubas, en fait une description un peu différente. Le héros vieillissant est à une fête : « Je revins dans la salle, l’envie me prit de danser une polka, de m’enivrer de lumière, de fleurs, du reflet des cristaux, de celui des beaux yeux, du murmure sourd et léger des conversations particulières. […] Je me trouvai soudain tout rajeuni. Mais quand, une demi-heure plus tard, je me retirai du bal, à quatre heures du matin, qu’est-ce que je trouvai dans le fond de ma voiture ? Mes cinquante ans. Ils étaient revenus avec entêtement, non point frileux ni rhumatisants, mais un peu las, et désireux d’un bon lit et de repos. » (Traduction d’Adrien Delpech, éd. Garnier Frères, 1911)

La foudre intérieure

Lors de la préparation, nous avons dû visionner une série de vidéos médicales d’opérations, de transits barytés, de gastroscopies, d’angiographies, d’arthroscopies, etc. Pour moi, une des plus remarquables fut celle d’une angiographie, une image aux rayons X d’un produit de contraste qu’on injectait dans les artères autour du coeur. Lorsqu’il se répandait en un battement de coeur, en une pulsation, il se diffusait et noircissait son chemin accidenté le long des artères. J’avais toujours cru que ces vaisseaux présentaient de douces courbes aérodynamiques ou au moins une certaine ergonomie. Mais ils sont en escalier, fourchent brutalement. Cette vidéo fut mise de côté et resta là, dans la salle de montage, à attendre de trouver sa place. On s’en est servi tôt dans l’opéra. Le dieu Zeus vient se mêler des affaires et de la fortune d’Ulysse et quand l’interprète chantait « Je lâche des éclairs », nous projetions une image de ce qui semblait être un éclair mais était en fait cette angiographie, la foudre qui frappait au sein d’un corps.

Il ritorno d’Ulisse with Hanna Bayodi, Jeffrey Thompson, Jonathan Riddleberger, Enrico Wey, Anna Zander and Antonio Abete © Photo: ICKHEO

Une libation aux dieux

C’est là que nous en sommes aujourd’hui. Non plus directement dans la crainte des dieux grecs mais tout de même à la merci de forces qui nous entourent. Le monde qui échappe à notre contrôle et qui doit être protégé à force de sacrifices et de libations est à présent en nous. La peur de l’éclair de Zeus est apaisée par l’invention du paratonnerre mais nous sommes toujours terrifiés par la foudre intérieure, crise cardiaque ou autre défaillance interne qu’on ne peut, au mieux, que tenter de prévenir. On peut essayer d’apaiser nos organismes mais en fin de compte, évidemment, nous sommes à leur merci et c’est eux qui nous détruiront.

Alors, plutôt que de brûler de l’huile au temple, nous prions chaque jour sur l’autel du tapis de course ou du simulateur d’escalier à la salle de sport (ou bien on ne le fait pas et on invite la colère des dieux). Nous ingérons nos offrandes, notre calcium, nos antioxydants, nous faisons carême pour de bon du beurre, de la viande rouge, des cigarettes (ou on ne le fait pas et on invite à la fois le désastre et l’opprobre due au blasphémateur).

Les risques sont à la fois internes et externes. Tous nous sont étrangers. Quelle est alors la frontière extrêmement mince entre les éclairs extérieurs et ceux, intérieurs, dont nous pensons qu’ils nous appartiennent ? Ce paradoxe, cette question devient le thème conducteur de la mise en scène ; et face à cette vulnérabilité, il n’y a que le courage utopique d’Ulysse et de tous les héros mythiques.